Livres recommandés par Nicolas Baverez
Actuelles IV : Face au tragique de l'histoire Albert Camus
Le 3 janvier 1960, quittant le Luberon, pour ne plus y revenir - il allait trouver la mort sur la route de Paris -, Albert Camus laissait à Lourmarin le plan d'un recueil d'écrits politiques et intellectuels. Un "Actuelles IV" qui devait succéder aux trois premiers déjà publiés. Et qui ne vit jamais le jour. Trente ans après la révélation du Premier Homme, en 1994, paraît ce dernier livre d'Albert Camus, ramenant au présent des actes et une pensée de la résistance à l'histoire tragique, faisant de son auteur toujours notre contemporain. Actuelles IV développe des thèmes et des combats aussi marquants à l'époque qu'aujourd'hui décisifs : la liberté défiant la tyrannie politique - Franco en Espagne, la Russie soviétique en Hongrie -, la lutte contre la peine de mort et la violence extrême dans le monde, l'espoir d'une société plus humaine et plus juste, au plus près des vies et des rêves... Avec Actuelles IV, l'oeuvre de Camus retrouve son unité, dans le souvenir de l'enfance et des jours heureux, entre le courage de l'intellectuel et la beauté d'une écriture toujours vivante.
Nicolas Baverez : Je vous recommande la lecture de ce livre d’Albert Camus qui vient de sortir, constitué, présenté et annoté par Catherine Camus et Vincent Duclert. Quand Camus est mort le 4 janvier 1960, on a retrouvé dans la voiture la sacoche noire contenant le manuscrit du Premier homme, qui était très avancé et fut publié en 1994. Sur sa table de travail, il y avait deux feuillets dans une chemise, avec les textes qu’il souhaitait intégrer à un projet d’écrits politiques. Ce projet a été mis en forme par Francine Camus et René Char, et pour des raisons de polémiques à l’époque, il n’est pas allé jusqu’au bout et fut stoppé en 1961. Il est aujourd’hui enfin publié, et il est très intéressant. On y retrouve toute la puissance et la sincérité de Camus, dans des textes portant sur l’Espagne et sur l’Europe de l’Est (Berlin, Pologne, Hongrie), sur la Résistance, mais aussi le discours de Suède du prix Nobel, les éditoriaux de l’Express, et le très émouvant compte-rendu du professeur Meyer du dernier entretien avec les étudiants de l’université d’Aix, le 14 décembre 1959. Une vraie réussite.
Recommandé par : Nicolas Baverez
Bien-être Nathan Hill
À l'aube des années 1990 à Chicago, en pleine bohème artistique, un homme et une femme vivent l'un en face de l'autre et s'épient en cachette. Rien ne semble les relier - elle est étudiante en psychologie, lui photographe rebelle. Mais lorsqu'ils se rencontrent enfin, le charme opère et l'histoire d'amour démarre aussitôt entre Elizabeth et Jack. Ils ont la vie devant eux et, même si leurs rêves et leurs milieux divergent, ils sont convaincus que leur amour résistera à l'épreuve du temps. Mais qu'en est-il vingt ans plus tard ? Une fois que le couple s'est embourgeoisé, qu'il se débat avec un fils tyrannique, que le désir s'éteint à petit feu et que les rêves s'oublient ? L'achat d'un appartement sur plan devient alors le révélateur de tous les désaccords entre Elizabeth et Jack. Au fond, étaient-ils faits l'un pour l'autre ? Bâti avec de malicieux va-et-vient dans le temps, Bien-être est la fresque épatante d'un amour dont le décor, Chicago, perd son âme à mesure que les sentiments s'abîment. Nathan Hill y décortique le couple et l'état de la middle class avec un panache, une ingéniosité et un humour irrésistibles. Du grand roman américain au souffle palpitant.
Nicolas Baverez : Et puis ce livre de Nathan Hill, plus léger. C’est l’histoire d’un couple de Chicago, qui vit un amour fou dans les années 1990. Vingt ans après, on les retrouve vivant le double cauchemar de l’achat d’un appartement sur plan, et d’un fils tyrannique. À travers cette histoire de couple, c’est toute l’histoire de la ville de Chicago qui se déploie, et d’une certaine façon, la décomposition de la classe moyenne américaine au cours du dernier quart de siècle. Extrêmement bien écrit, et très drôle.
Recommandé par : Nicolas Baverez (et aussi par Rebecca Manzoni)
Le rêve du jaguar Miguel Bonnefoy
Quand une mendiante muette de Maracaibo, au Venezuela, recueille un nouveau-né sur les marches d’une église, elle ne se doute pas du destin hors du commun qui attend l’orphelin. Élevé dans la misère, Antonio sera tour à tour vendeur de cigarettes, porteur sur les quais, domestique dans une maison close avant de devenir, grâce à son énergie bouillonnante, un des plus illustres chirurgiens de son pays. Une compagne d’exception l’inspirera. Ana Maria se distinguera comme la première femme médecin de la région. Ils donneront naissance à une fille qu’ils baptiseront du nom de leur propre nation : Venezuela. Liée par son prénom autant que par ses origines à l’Amérique du Sud, elle n’a d’yeux que pour Paris. Mais on ne quitte jamais vraiment les siens. C’est dans le carnet de Cristobal, dernier maillon de la descendance, que les mille histoires de cette étonnante lignée pourront, enfin, s’ancrer. Dans cette saga vibrante aux personnages inoubliables, Miguel Bonnefoy campe dans un style flamboyant le tableau, inspiré de ses ancêtres, d’une extraordinaire famille dont la destinée s’entrelace à celle du Venezuela. Le rêve du jaguar est le lauréat du Grand prix du Roman de l'Académie française 2024 et du prix Femina 2024.
Recommandé par : Nicolas Baverez (et aussi par Rebecca Manzoni)
Jacaranda Gaël Faye
Quels secrets cache l’ombre du jacaranda, l’arbre fétiche de Stella ? Il faudra à son ami Milan des années pour le découvrir. Des années pour percer les silences du Rwanda, dévasté après le génocide des Tutsi. En rendant leur parole aux disparus, les jeunes gens échapperont à la solitude. Et trouveront la paix près des rivages magnifiques du lac Kivu.Sur quatre générations, avec sa douceur unique, Gaël Faye nous raconte l’histoire terrible d’un pays qui s’essaie malgré tout au dialogue et au pardon. Comme un arbre se dresse entre ténèbres et lumière, Jacaranda célèbre l’humanité, paradoxale, aimante, vivante.
Recommandé par : Nicolas Baverez
Houris Kamel Daoud
Je suis la véritable trace, le plus solide des indices attestant de tout ce que nous avons vécu en dix ans en Algérie. Je cache l'histoire d'une guerre entière, inscrite sur ma peau depuis que je suis enfant." Aube est une jeune Algérienne qui doit se souvenir de la guerre d'indépendance, qu'elle n'a pas vécue, et oublier la guerre civile des années 1990, qu'elle a elle-même traversée. Sa tragédie est marquée sur son corps : une cicatrice au cou et des cordes vocales détruites. Muette, elle rêve de retrouver sa voix. Son histoire, elle ne peut la raconter qu'à la fille qu'elle porte dans son ventre. Mais a-t-elle le droit de garder cette enfant ? Peut-on donner la vie quand on vous l'a presque arrachée ? Dans un pays qui a voté des lois pour punir quiconque évoque la guerre civile, Aube décide de se rendre dans son village natal, où tout a débuté, et où les morts lui répondront peut-être.
Nicolas Baverez : La foire aux prix littéraires est d’ordinaire plus commerciale que littéraire, mais il faut bien reconnaître que 2024 est un superbe millésime. Trois livres sont de grands livres, et nous parlent d’Histoire tout en nous emmenant au grand large. D’abord le prix Goncourt de Kamel Daoud, qui est vraiment le grand livre sur la décennie de plomb algérienne, et la guerre civile que le régime algérien cherche à cacher.
Recommandé par : Nicolas Baverez
Savonarole : L'arme de la parole Jean-Louis Fournel, Jean-Claude Zancarini
Le frère dominicain Jérôme Savonarole partage avec Machiavel l'étrange privilège d'être affecté d'une légende noire, celle d'un « fou de Dieu » qui a imposé à Florence à la fin du XVe siècle une « féroce dictature morale ». Savonarole ne renvoie plus à un personnage historique singulier mais à la façon dont son exemple a été repris dans l'histoire, qui se résume à une réforme fanatique des moeurs et à l'établissement d'une théocratie. Mais comment le peuple de Florence a-t-il été persuadé du caractère inspiré de la prédication de frère ? Le lien que Savonarole entretient avec Florence et l'Italie du XVIe siècle pose en fait des questions cruciales sur la religion et la politique, sur les effets de l'une sur l'autre et sur la définition même du charisme prophétique. C'est pourquoi le récit de la vie de Savonarole que livrent Jean-Louis Fournel et Jean-Claude Zancarini suit la réforme progressive de la République. Faire l'histoire du prédicateur dans la Florence où il fut considéré par beaucoup comme un prophète et joua un rôle proprement politique avant d'être pendu et brûlé le 23 mai 1498, implique en effet de comprendre le pouvoir de sa parole. Les sermons et les autres formes de « publications » de Savonarole deviennent ainsi un instrument précieux pour reconstituer ce dialogue étonnant qui se noue entre prédicateur et citoyens dans un laps de temps limité mais d'une intensité et d'une tension rares.
Nicolas Baverez : Je vous signale aussi ce livre de Jean-Louis Fournel et Jean-Clause Zancarini, qui écrivent formidablement à quatre mains. Ils avaient déjà écrit un remarquable Machiavel, et ce livre en est une espèce de suite logique. Machiavel a participé au pouvoir après l’exécution de Savonarole en 1498. L’ouvrage est très intéressant, au cœur de la relation entre le politique et la religion, et de ce qui a amené à l’émergence de l‘État moderne en Europe.
Recommandé par : Nicolas Baverez
Engrenages : La guerre d'Ukraine et le basculement du monde Pierre Lellouche
« Il est dans la nature du “brouillard de la guerre” de se nourrir en permanence des mensonges officiels des belligérants. Ce brouillard n’aura sans doute jamais été aussi épais que dans le cas de la guerre d’Ukraine et des conséquences qu’elle entraîne sur la stabilité de la planète.J’ai voulu dans ce livre tenter de percer ce brouillard. Et mes conclusions ne sont pas dans l’air du temps ; elles ne collent pas aux discours ressassés jour après jour dans l’un ou l’autre camp. Elles démontent en revanche l’engrenage funeste dans lequel nous sommes désormais coincés, un engrenage qui pourrait conduire à un embrasement général, perspective que, très naturellement, personne ne veut regarder en face. » P. L.Selon Pierre Lellouche, cette guerre illustre l’accélération d’une recomposition géopolitique globale confortant un bloc eurasiatique (Russie, Chine, Iran et Corée du Nord) déterminé à en finir avec la domination de l’Occident. Dans cet immense bouleversement, les valeurs et les modèles institutionnels de l’après-guerre (Otan, UE) sont mis à l’épreuve. L’Europe se trouve menacée par de nouveaux prédateurs, et la France, en perte de vitesse, doit repenser son destin.
Nicolas Baverez : Même si ce livre de Pierre Lellouche est contestable par certains côtés, il est si directement lié à notre conversation d’aujourd’hui que je vous le recommande. Il est aussi intéressant par ses annexes, à propos du projet de traité d’avril 2022, par exemple.
Recommandé par : Nicolas Baverez
L'intranquille monsieur Pessoa Barral Nicolas
Novembre 1935. Pessoa vit ses derniers jours. Simão Cerdeira, jeune pigiste au Díario de Lisboa, est chargé de rédiger la nécrologie de cet écrivain dont il ignore tout. L’apprenti journaliste va méticuleusement remonter la piste, interrogeant les principaux témoins de l’existence de ce personnage énigmatique. En parallèle, Pessoa prépare sa sortie. Aura-t-il le temps d’achever ce « Livre de l’inquiétude », basé sur les confidences de son ami Bernardo Soares et qui lui tient tant à cœur ?
Nicolas Baverez : Cette bande dessinée de Nicolas Barral, qui raconte les derniers jours de l’écrivain. L’auteur fait magistralement dialoguer Pessoa avec les doubles qu’il s’est créé, c’est très réussi.
Recommandé par : Nicolas Baverez
Le noeud démocratique : Aux origines de la crise néolibérale Marcel Gauchet
Le désenchantement du monde n'avait pas livré tous ses secrets. Il comportait une suite que l'on n'attendait pas. On le croyait achevé. Il n'en était rien. Il est allé silencieusement à son terme au cours des quatre ou cinq dernières décennies. La sortie de la structuration religieuse des sociétés a libéré cette fois toutes ses potentialités en engendrant un "nouveau monde" déconcertant. L'étrange crise de la démocratie qui affecte le monde occidental en est un des aspects les plus troublants. Elle est l'opposé exact de la crise totalitaire qui a ravagé le premier XXᵉ siècle. Celle-ci avait pour moteur l'aspiration à détruire la démocratie dite "bourgeoise" pour lui substituer des régimes supérieurs. La crise actuelle, à l'inverse, touche une démocratie dont les principes sont plébiscités, mais dont le fonctionnement n'en suscite pas moins une immense frustration et des fractures profondes au sein des peuples. Cette "crise de la réussite", comme il y eut un "vertige du succès" stalinien, est liée, montre Marcel Gauchet, à une lecture trompeuse de la nouvelle structuration collective née de l'effacement complet de l'empreinte sacrale. Elle induit une vision réductrice de la nature de la démocratie, aveugle au noeud qui tient ses éléments ensemble. Il faut la dire "néolibérale", dans un sens qui va bien au-delà de l'économie, même si elle consacre le règne de l'économie, puisqu'elle concerne tous les domaines de l'existence collective et en propose même un modèle global. Mais à l'exemple de l'expérience totalitaire en son temps, cette expérience qui en prend le contrepied a la vertu de mettre en lumière des conditions jusqu'alors mal identifiables de la bonne marche de nos régimes. C'est en fonction de ses enseignements que devra se repenser la démocratie de l'avenir.
Nicolas Baverez : Le livre de Marcel Gauchet, qui analyse la crise de la démocratie. Il en voit les origines dans la dilatation de l’économie, qui a tout envahi, et dans le modèle néolibéral, aujourd’hui largement caduque. Ce qui est intéressant, c’est que Marcel Gauchet ne cède pas pour autant au désespoir. Il montre en quoi les valeurs de la démocratie restent pertinentes, et comment on peut faire renaître une société démocratique au XXIème siècle.
Recommandé par : Nicolas Baverez
Germaine Tillion : Une certaine idée de la Résistance Lorraine de Meaux
De l'Aurès au Panthéon en passant par Ravensbrück, l'exceptionnelle traversée du siècle d'une femme rayonnante d'humanité.Personnalité de premier plan du réseau du musée de l'Homme, panthéonisée en 2015, l'ethnologue Germaine Tillion (1907-2008) ne se considérait pas comme une héroïne. De sa jeunesse libre à Saint-Maur-des-Fossés dans une famille catholique et intellectuelle à ses missions africaines des années 1970, en passant par sa formation auprès du professeur Marcel Mauss dans l'effervescence parisienne d'un Trocadéro devenu le phare des sciences humaines renouvelées, son immersion de quatre années chez les Chaouïas de l'Aurès, son activité d'évasion, de faux papiers et de renseignements pendant l'Occupation, son emprisonnement à Fresnes puis au camp de Ravensbrück ou encore son engagement au cœur de la guerre d'Algérie – auprès du général de Gaulle, de Yacef Saâdi ou d'Albert Camus –, chaque étape de sa longue existence est passionnante. On découvre une femme audacieuse et courageuse, d'une remarquable honnêteté intellectuelle qui combat les mensonges idéologiques, manie l'humour en toutes circonstances, y compris au cœur du système concentrationnaire nazi, et agit autant qu'elle écrit, pour aider et sauver ses semblables. Toute sa vie, Germaine Tillion est restée fidèle à l'esprit de sa mère, Émilie Tillion, morte à Ravensbrück, à ses camarades assassinés par les nazis et à une certaine idée de la résistance. Avec ses amies Geneviève de Gaulle-Anthonioz, Anise Postel-Vinay ou Denise Vernay, qui toutes avaient pour elle une grande admiration, elle a incarné la mémoire de la lutte contre la barbarie. Au terme de sa traversée du XXe siècle, elle s'est imposée comme une figure majeure, à la fois incarnation du combat pour la liberté et trait d'union entre l'Afrique et l'Europe.
Nicolas Baverez : Comme l’époque manque un peu de sens et de grandes personnalités, je vous recommande cette biographie signée Lorraine de Meaux. Germaine Tillion est vraiment une figure incroyable, d’une force stupéfiante. D’abord ethnologue, elle fait partie du réseau du Musée de l’Homme. Arrêtée, envoyée à Ravensbrück, où elle galvanise les déportées pour supporter l’horreur. Par la suite, elle dénonce le goulag stalinien, et se tiendra aux côtés de de Gaulle et Camus dans la guerre d’Algérie. Une vie exceptionnelle et très inspirante.
Recommandé par : Nicolas Baverez